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APPRENDRE ÇA NE SE COMMANDE PAS

 

Apprendre ça ne se commande pas !
Pierre Perruchet dans mensuel 366


Volonté, concentration, calme... : indispensables ingrédients pour un apprentissage efficace ? À en croire nos souvenirs d'écolier, oui. Pourtant, nos faits et gestes quotidiens témoignent du contraire. Ainsi, notre langage se conforme souvent à des règles que nous n'avons jamais étudiées. Cet apprentissage implicite est-il pour autant inconscient ?
Lisez « savant aveugle » à haute voix. Une première fois sans faire la liaison. Une seconde fois en la faisant de façon prononcée. Comprenez-vous la même chose ? Non. Dans le premier cas, vous semblez parler d'un savant qui se trouve être aveugle ; dans le second cas, il s'agit d'un aveugle qualifié de savant [1]. Votre compréhension se conforme là à une règle de la grammaire française qui ne souffre aucune exception, formulée ainsi dans la grammaire de Grevisse : « La liaison ne se fait jamais après la consonne finale d'un nom au singulier [2]. »

Ce qui rend le phénomène étonnant, c'est que cette règle, pour aussi clairement formulée qu'elle soit par les grammairiens, ne fait l'objet d'aucun enseignement. Vous ne l'avez jamais étudiée, vous seriez incapable de la verbaliser. Autrement dit, vous avez appris à la respecter, mais de façon implicite. Cet exemple n'est pas isolé. Dans un tout autre domaine, même une personne ne disposant d'aucune éducation musicale particulière est capable d'évaluer quelle note ou quel accord peut constituer une fin acceptable pour une mélodie d'une façon conforme aux règles de la musique tonale occidentale [3]. Comment se fait-il que nous nous conformions à des règles dont nous n'avons, et n'avons jamais eu, aucune connaissance explicite ?

À cette question le postulat fondateur de la psychologie cognitive* apporte une réponse que l'on qualifiera de conventionnelle mais qui, peu à peu, est remise en question. Formulé il y a un peu plus de trente ans, ce postulat stipule que l'esprit humain fonctionne de la même façon qu'un programme d'ordinateur : il traite l'information en effectuant des opérations de nature logico-mathématique. Dans ce cadre, la conscience accompagne simplement le déroulement de certaines opérations, sans y être impliquée. Elle donne seulement accès au produit final d'analyses et de raisonnements inconscients. Comme le rappelait en 1998 Bernard Baars, du Neurosciences Institute de San Diego : « Une métaphore classique pour la conscience est celle d'un faisceau de lumière envoyé par un projecteur sur la scène obscure d'un théâtre. Presque toutes les hypothèses actuelles au sujet de la conscience et de l'attention sélective peuvent être vues comme des variantes de cette idée principale [4]. » Pour expliquer les contenus de la conscience, il faut donc comprendre la pièce qui se joue au plus profond de notre inconscient. Dans ce cadre, les règles grammaticales, musicales ou autres évoquées plus haut sont apprises et utilisées de façon inconsciente, et ces connaissances inconscientes façonnent notre vision consciente du monde.

De nombreux travaux ont cherché à valider cette explication dans des situations de laboratoire. Le principe est de confronter des sujets à des tests qui permettent à l'expérimentateur d'étudier, sur des durées de quelques dizaines de minutes à quelques heures, la façon dont l'apprentissage se déroule au fil des années. Dans de telles expériences, les règles auxquelles sont censés se conformer les sujets sont élaborées par l'expérimentateur, et connues de lui seul. Certes, elles sont infiniment plus simples que la plupart de celles gouvernant notre environnement naturel, mais elles sont néanmoins complexes en regard de la durée limitée de l'apprentissage.

Dans une série d'études publiées dans les années quatre-vingt-dix, et reprises par la suite avec diverses variantes par notre équipe, Ken Richardson et ses collègues du Center for Human Development and Learning Open University, Grande-Bretagne ont montré à des étudiants des dessins de robots différant par de nombreux traits, par exemple la longueur des jambes et la largeur de la tête [5]. Les chercheurs avaient fait en sorte que certains de ces traits soient corrélés. Pour autant, une fois les robots mis côte à côte, cette corrélation n'était pas flagrante, car noyée au milieu de la variation d'autres traits. Après une phase d'observation de ces dessins, les étudiants étaient confrontés à un deuxième groupe de robots. Il leur était alors demandé de désigner ceux qui figuraient dans le premier groupe. Ils en choisissaient immanquablement quelques-uns..., dont aucun ne faisait pourtant partie du premier groupe ! Et pour cause, puisque le second groupe n'incluait en réalité aucun robot du premier groupe.

Dès lors, pourquoi ces choix ? Étaient-ils purement aléatoires ? Pas du tout. Certes, aucun des robots présentés dans le deuxième groupe n'avait été vu antérieurement. Mais certains respectaient les corrélations caractéristiques des robots du premier groupe, et ce sont eux qui étaient préférentiellement « reconnus » par les étudiants. Interprétation : ces derniers avaient inconsciemment abstrait les règles de corrélation entre les traits à partir des robots présentés dans le premier groupe, ce qui les conduisait à reconnaître, dans le deuxième groupe, les robots respectant ces règles. Au long des quinze ou vingt dernières années, des situations très variées, mais construites selon le même principe général, ont été étudiées et ont conduit à des conclusions similaires, semblant ainsi conforter l'explication originale [6].

On pourrait croire l'histoire close. Pourtant, toutes les conclusions de ce type ont été la source de vives polémiques au fur et à mesure de leur publication : dans chaque cas, des explications alternatives à l'abstraction de règle ont été proposées dans les quelques années suivant les publications initiales. Elles varient dans leur formulation, selon les chercheurs et les situations. Mais, de façon générale, elles reviennent toutes à postuler la mise en jeu de processus faisant appel à la mémoire associative : notre cerveau serait sensible à la fréquence avec laquelle tel ou tel événement se produit dans notre environnement, et agirait en se conformant à ce qui est statistiquement marquant.

Reprenons, sous cet angle, l'expérience des robots. Pour expliquer que les sujets reconnaissent à tort certains des robots lors du test, il n'est nul besoin de supposer que la règle de corrélation entre les traits ait été apprise. Il suffit d'imaginer que les robots présentés durant la première phase de l'expérience ont été individuellement mémorisés ou, plus simplement encore, que les associations entre certains de leurs traits l'ont été.

Comment déterminer laquelle de ces deux hypothèses est la bonne ? Supposons que, lors de la phase de reconnaissance, on présente aux sujets deux robots. Le premier ressemble peu aux robots présentés lors de la phase d'apprentissage, mais respecte la « règle » de corrélation. Le second ne respecte pas la règle de corrélation, mais présente plusieurs ressemblances avec l'un des robots présentés. Si les sujets ont abstrait la règle de corrélation, c'est ce paramètre qui primera : le premier robot doit être plus souvent reconnu que le second. Mais si les sujets mémorisent chacun des robots individuellement, c'est le second robot qui sera reconnu.

Chantal Pacteau, alors à l'université Paris V, Jorge Gallego, de l'Inserm, et moi-même avons confronté un groupe d'étudiants à ce test et observé... qu'ils reconnaissaient le second robot. Autrement dit, ils n'avaient pas abstrait de règles, mais fait appel à leur mémoire [7]. Ce résultat est très général : lorsque des conditions expérimentales ont été planifiées de façon à mettre les deux types d'explications en compétition, les résultats s'inscrivent toujours à l'encontre des théories postulant qu'une règle a été abstraite inconsciemment [8]. Dans la plupart des situations, il est beaucoup plus difficile que dans le cas des robots de comprendre comment des processus élémentaires de mémoire et d'apprentissage associatif peuvent simuler l'extraction de règles, et les arguments sont plus complexes. Mais la conclusion s'impose : l'ensemble des expériences visant initialement à démontrer la capacité qu'aurait notre cerveau d'abstraire inconsciemment des règles arbitraires ont en fait conduit à mettre très fortement en doute l'existence de cette capacité.

Outre qu'elle offre une explication à tous les cas où la structure de l'environnement peut être décrite sous forme de règles, l'interprétation qui fait appel à des processus de mémorisation présente l'avantage de s'appliquer aux innombrables autres cas où aucune règle ne décrit les données. Un exemple : quelle orthographe choisiriez-vous spontanément pour écrire le mot - inventé - « bariveau » ou « barivot » ? Sébastien Pacton, de l'université Paris V, a récemment montré que c'est la première solution qui semble la plus correcte aux sujets interrogés [9]. Or, que révèle a posteriori l'analyse du français écrit ? Elle montre qu'en position finale après la consonne « v », le son /o/ s'écrit « eau » dans 71 % des cas et « ot » dans seulement 1,4 % la proportion est inversée après la consonne «l », par exemple. Comme cette association n'obéit à aucune règle grammaticale, impossible d'évoquer un apprentissage implicite par abstraction de règle. En revanche, l'explication faisant appel à la mémoire associative est, elle, parfaitement valable. Comme elle l'est pour expliquer - autre exemple parmi une multitude - la facilité avec laquelle les petits Français apprennent le genre des noms.

Ce changement de perspective a d'autant plus d'importance qu'il s'étend à des structures telles que celles qui gouvernent la compréhension et la production du langage, que la psychologie cognitive considère habituellement comme innées. Depuis les travaux de Noam Chomsky dans les années soixante [10], il est en effet habituel de penser que l'information apportée par l'expérience est trop pauvre pour permettre à ces structures de se mettre en place. À première vue, les travaux récents dont nous venons de parler semblent renforcer le bien-fondé des interprétations innéistes issues des travaux de Chomsky. Ne montrent-ils pas, dans nombre de cas, l'incapacité des sujets à abstraire des règles de façon inconsciente ? Autrement dit, ne mettent-ils pas en évidence une limite à nos capacités d'apprentissage inconscient, limite que seul l'appel à l'inné peut permettre de franchir ? C'est effectivement le cas si l'on ne conçoit l'apprentissage implicite qu'en termes d'extraction de règles. En effet, dans ce cadre conceptuel, la seule exposition à un ensemble d'énoncés corrects, fussent-ils très nombreux, ne peut aboutir à la formulation de règles, car l'élaboration de ces dernières nécessite aussi l'exposition à des énoncés faux et présentés comme tels.

Qu'en est-il si nous changeons de cadre conceptuel, pour nous placer dans celui où l'apprentissage implicite est fondé sur la mémoire d'événements individuels ? Est-il alors indispensable que le sujet soit confronté tant à des énoncés corrects qu'à des énoncés incorrects ? Non. Qui plus est, les énoncés incorrects sont néfastes, car ils sont source de confusion pour la mémoire. L'absence d'information directe sur « ce qui ne peut se produire » devient alors un argument en faveur de la part essentielle de l'apprentissage implicite dans la mise en place des structures cognitives. L'idée selon laquelle la part de l'inné aurait été surestimée gagne aujourd'hui du terrain, notamment dans le champ du langage [11].

Mais c'est sans doute dans notre façon même de considérer la conscience que l'évolution des conceptions concernant les formes implicites d'apprentissage pourrait apporter les changements les plus importants. Le modèle initial du « théâtre de la conscience » postule, nous l'avons dit, que cette dernière est dépourvue de toute fonction dans la dynamique de l'apprentissage implicite. Certes, il est possible de substituer l'extraction de régularités statistiques à l'abstraction de règles sans remettre en cause ce modèle : la conscience ne fournirait toujours qu'un accès aux résultats de calculs inconscients, seule la nature des calculs opérés ayant changé. C'est le point de vue adopté par de nombreux chercheurs aujourd'hui [12].

Toutefois, on peut envisager un scénario radicalement différent. En effet, la mémoire associative est un processus qui, en psychologie, est - d'un point de vue théorique - lié à l'attention. Autrement dit, elle nécessite une perception consciente des caractéristiques de l'environnement : mémoriser un événement est une conséquence de l'expérience consciente que nous avons de cet événement au moment où il se produit.

Partant de ce constat, Annie Vinter et moi-même avons récemment émis l'hypothèse que le contenu de l'expérience consciente s'élaborerait progressivement au cours de la vie d'un individu par un processus d'auto-organisation [13]. Les processus associatifs agiraient directement sur les contenus de la conscience au fil des interactions de l'enfant, puis de l'adulte, avec les propriétés de l'environnement dans lequel ils évoluent. Ils modifieraient en conséquence ces contenus dans le sens d'un meilleur ajustement au réel, sans qu'il soit nécessaire de supposer l'existence d'une instance inconsciente dotée de capacités de calcul sophistiquées.

La métaphore de la conscience, simple spectateur d'une pièce dont l'inconscient serait l'auteur et le metteur en scène, a-t-elle encore lieu d'être ? Le concept de conscience auto-organisatrice vient appuyer une vision différente du fonctionnement de l'esprit, développée, ces dix dernières années, par des chercheurs de différents horizons. Parmi ceux-ci : Don Dulany, à l'université de l'Illinois, ou encore Daniel Holender, à l'Université libre de Bruxelles, en partie influencés par les écrits du philosophe John Searle. Selon eux, la conscience n'est pas une propriété optionnelle de certaines opérations cognitives destinée à meubler la scène subjective. Elle est constitutive de toute vie mentale : ainsi l'inconscient cognitif, qui raisonne et prend des décisions, n'existe plus. Ces positions sont encore très minoritaires et paraissent inacceptables à beaucoup. Comment s'en étonner ? La remise en question d'une vie mentale inconsciente s'oppose en effet non seulement aux principes fondateurs de la psychologie cognitive, mais, au-delà, à une conception qui est devenue quasi universellement acceptée dans le grand public par la banalisation des conceptions d'inspiration psychanalytique. zz P. P.

Illustrations : Emmanuel Gaffard LE CONTEXTE « Un faisceau de lumière envoyé par un projecteur sur la scène obscure d'un théâtre, celui de l'inconscient » : cette métaphore, couramment employée pour décrire la conscience, découle directement du postulat fondateur de la psychologie cognitive. Selon celui-ci, en effet, les opérations de nature logico-mathématique qui caractérisent le fonctionnement de l'esprit s'effectuent au niveau inconscient. Or, ce postulat est aujourd'hui bousculé par plusieurs chercheurs de différents horizons, pour qui la conscience serait constitutive de toute vie mentale. Les données aujourd'hui disponibles sur nos capacités d'apprentissage implicite viennent étayer cette proposition hardie.

 

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MÉMOIRE FREUDIENNE ...

 

Mémoire freudienne, mémoire de l'oubli


la mémoire et l'oubli - par Alain Vanier dans mensuel n°344 daté juillet 2001 à la page 72 (2896 mots)
Freud pose l'existence d'une mémoire propre à l'inconscient. C'est une mémoire de l'oubli en ce sens que les événements - décisifs - qu'elle enregistre sont complètement oubliés par le sujet, qui les refoule jusqu'à ce que la cure psychanalytique les fasse resurgir. Cette forme de mémoire est la seule à ne pas subir le dommage du temps qui passe.

Retrouver, faire surgir de la mémoire, grâce au traitement, un souvenir d'enfance oublié serait la visée de la psychanalyse et la clé de son efficacité. Cette conception du travail analytique est aujourd'hui encore la plus répandue, elle en constitue la vulgate la plus commune. Il s'agit, pourtant, de ce que Freud et Breuer* nommèrent la méthode cathartique, qui précéda la psychanalyse, en fut le préalable sans doute nécessaire, mais ne se confond pas avec elle1. Le débat actuel sur les psychothérapies et la place que, pour certains, la psychanalyse devrait y avoir, alors qu'elle se distingue radicalement de celles-là, témoigne de la persistance de cette confusion qui manifeste une résistance toujours active de la culture à la découverte freudienne.

Avant la découverte de la psychanalyse proprement dite, Freud et Breuer arrivent à la conclusion que les hystériques* souffrent de réminiscences. Les symptômes des patientes - il s'agit de femmes dans les exemples cliniques rapportés - prennent sens quand ils sont reliés à un souvenir méconnu, oublié, de nature sexuelle. Quand ce souvenir est ramené à la mémoire, le symptôme disparaît. C'est l'étonnante constatation que fait d'abord Breuer avec sa patiente Anna O., que vérifie ensuite Freud avec les femmes dont il relate le traitement. Contre cette représentation sexuelle inconciliable, le sujet organise une défense dont le refoulement* constituera le prototype. Le malade veut oublier quelque chose et il le maintient volontairement hors de la conscience, dans ce que Freud appelle alors l'« inconscience ». Ce souvenir contre lequel le patient se défend est dû à un traumatisme qui s'organise en deux temps. Dans un premier temps, il s'agit d'une scène de séduction opérée par un adulte sur un enfant dans une période prépubertaire. Celle-ci ne provoque chez celui-ci, à ce moment-là, ni excitation sexuelle ni refoulement. Après la puberté, un autre événement possédant quelques traits pouvant être associés au premier, bien que d'apparence souvent très éloignée, déclenche alors un afflux d'excitations internes dues au souvenir de la scène de séduction et produit le refoulement de celui-ci. Dans le traitement peu à peu mis au point en abandonnant l'hypnose et la suggestion, la méthode de libres associations permet la réémergence de ce souvenir qui pourra alors être normalement abréagi*, et produit la disparition du symptôme. Cette disparition n'empêche pas et souvent même s'accompagne de l'apparition d'un nouveau symptôme d'expression différente.

Ainsi, ce qui est refoulé apparaît dans le symptôme de façon déformée, et son sens est méconnu. On saisit d'emblée qu'il y a là une sorte de paradoxe : ce qui est décisif pour le symptôme, pour la pathologie, est ce qui semble le plus radicalement oublié. Ce qui s'est inscrit de la façon la plus forte dans la mémoire, ce qui a été le mieux mémorisé au point de ne pas subir l'usure normale du temps, à la différence des souvenirs que le sujet a sans difficulté à sa disposition, comme la mémoire des apprentissages, est ce qui apparaît comme oublié. Quant au souvenir qui fait retour dans cette première méthode, dite cathartique, sa valeur de vérité, tout comme sa véracité son exactitude ne sont pas distinguables l'une de l'autre, ni mises en cause, alors que la psychanalyse, elle, les séparera.

Complexe d'OEdipe. Vers la fin du mois de septembre 1897, Freud abandonne ce premier état de la théorie2. Il donne à cela plusieurs raisons, dont celle qui conduirait, dans chacun des cas, à accuser le père de perversion. En effet, chaque fois, cette scène de séduction semble avoir été opérée par le père. Or, Freud, comme il l'écrit à Wilhelm Fliess, oto-rhino-laryngologiste berlinois, a acquis « la conviction qu'il n'existe dans l'inconscient aucun "indice de réalité", de telle sorte qu'il est impossible de distinguer l'une de l'autre la vérité et la fiction investie d'affect ». Moins d'un mois plus tard, Freud découvre en lui, dans ce qu'il appelle son auto-analyse, des « sentiments d'amour envers [sa] mère et de jalousie envers [son] père » , sentiments qu'il pense communs à tous les jeunes enfants. On comprend alors « l'effet saisissant d' OEdipe Roi » , car « la légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l'ont ressentie » . La découverte du complexe d'OEdipe conduit à situer les scènes de séduction subies par les hystériques comme fantasmatiques, fictions mettant en scène un désir inconscient, viré au compte d'un autre, le père en l'occurrence. Ces fantasmes, qui se présentent alors comme souvenirs, « se produisent par une combinaison inconsciente de choses vécues et de choses entendues » . Au moment où elles ont été perçues, ces choses n'ont pas été comprises, le sens n'en viendra que plus tard, et elles ne seront utilisées qu'après coup.

Ainsi l'appareil psychique proposé par Freud est d'emblée un appareil de mémoire, permettant d'expliquer des phénomènes de mémoire, situés comme symptomatiques. Or, cette mémoire est spécifique, elle oblige à penser plusieurs mémoires. Plus tard, Jacques Lacan proposera de distinguer une mémoire comme propriété définissable de la substance vivante, ou mémoire vitale, de la mémoire freudienne qu'il nomme mémoration puisque c'est par la remémoration qu'elle peut être accessible. Celle-ci n'est « pas du registre qu'on suppose à la mémoire, en tant qu'elle serait la propriété du vivant 3 » , elle est de l'ordre de l'histoire, qui suppose le groupement d'un certain nombre d'événements symboliques définis, avec l'après-coup - notion déjà présente dans la théorie traumatique - comme nécessaire à sa constitution. Lacan la distingue aussi de la réminiscence imaginaire, comme « écho du sentiment ou de l'empreinte instinctuelle » . La mémoire freudienne est une mémoire symbolique, enracinée dans le signifiant. Quel est alors le statut des souvenirs qui apparaissent au cours d'une cure analytique, ces souvenirs qui, rendus à la conscience, prennent la place du symptôme qui les masquait et produisent la guérison ? Levée du symptôme, rendre conscient ce qui est inconscient est, pour Freud, une tâche de la cure.

Hypocrisie sociale. Avec la rectification de 1897, on saisit bien que la valeur de vérité du symptôme comme du souvenir refoulé se trouve disjointe de l'exactitude figurative de l'événement retrouvé. Or, ce moment fondateur de la psychanalyse a été, voici quelques années, contesté. La lecture de la partie inédite de la correspondance de Freud avec Fliess conduisit Jeffrey M. Masson, des Archives Freud, à faire l'hypothèse que le renoncement à la théorie de la séduction était un escamotage. Selon lui, Freud aurait reculé devant l'énormité de sa découverte, la séduction réelle par les pères, pour diverses raisons, dont l'accueil fait à ses hypothèses par les instances académiques mais aussi le désir de protéger le père. Freud se serait soumis à l'hypocrisie sociale et intellectuelle en vigueur, la théorie du fantasme n'étant que le manteau dont il aurait habillé, pour les voiler, les abus sexuels, dont les patientes de Freud auraient été l'objet. Ce débat eut un grand retentissement aux Etats-Unis. Une série d'articles parut dans le New York Times en 1981, puis un livre en 19834. Masson fut licencié des Archives Freud, mais le débat persista. Il prit une dimension supplémentaire en trouvant un écho dans la vague de procès et d'accusations qu'entamèrent, aux Etats-Unis, un certain nombre de personnes contre leurs parents, leur père en particulier, les accusant d'abus sexuels et aboutissant à des condamnations, fondées le plus souvent sur cette certitude qu'un souvenir, s'il était inscrit dans la mémoire du sujet, avait nécessairement un fondement réel voir l'article d'Olivier Blond dans ce numéro. La question se formule alors ainsi : les souvenirs que les sujets retrouvent, ces scènes de séduction précoces, voire le retour ou le dévoilement de ces souvenirs à travers des méthodes psychothérapiques, témoignent-ils d'une inscription intégrale, non déformée, sorte d'engramme d'une scène vue et vécue, dont le re-souvenir garantit l'exactitude ? Mais alors pourquoi l'oubli, et à quel ordre de nécessité correspond-il ? Ou faut-il, en donnant sa place à la notion de défense, concevoir autrement, comme une construction, les souvenirs auxquels la méthode analytique donne accès ? Entre ces deux hypothèses, c'est tout l'enjeu de la psychanalyse, sa validité aussi bien que sa viabilité qui est en jeu.

Signes + et -. Le souvenir de telle scène infantile n'est-il pas suspect de déformations, si l'on admet que son oubli n'est pas fortuit et peut constituer l'une d'elles ? La psychanalyse suppose, nous l'avons déjà indiqué, une mémoire spécifique. Cette mémoire est organisée selon une série de frayages*, d'enregistrements qui restent hors de la conscience.

Freud affirmera que la conscience et cette forme de mémoire s'excluent. Il convient donc de distinguer deux types de mémoire : celle dont on parle habituellement, que l'on peut avoir acquis lors de certaines expériences demeurées conscientes et qui va s'user avec le temps, et celle, particulière, qui constitue la mémoire freudienne où ce qui est retrouvé n'a pas subi le dommage du temps qui passe, est resté aussi vif et actuel que lors de sa première inscription. Cette dernière mémoire pourrait être nommée mémoire de l'oubli puisque ce qui est inscrit demeure inaccessible à la conscience, apparaît comme un oubli dans la vie du sujet, demeure inconscient, mais ne cesse de revenir dans les formations de l'inconscient, le rêve, les souvenirs-écrans, les symptômes, les agirs du sujet dans la répétition. Cette mémoire s'inscrit sur le mode de traces, et ce qui lui donne cohérence et articulation est le langage. Ainsi, dans la figurabilité de ces souvenirs, ce sont des constructions langagières qui apparaissent.

Ce souvenir est un souvenir construit par un travail psychique, selon des mécanismes que Freud décrit. Dans tel rêve où s'articule le regret de Freud de n'avoir pas obtenu la gloire attendue pour son travail sur la fleur de coca, cet élément botanique, apparemment absent du rêve, figure comme herbier à partir duquel des associations conduisent au titre d'un livre aperçu la veille, L'Espèce Cyclamen , qui est la fleur préférée de sa femme, dans le nom du professeur Gärtner jardinier en allemand, et sa femme dont il a trouvé la mine « florissante » croisés également la veille par Freud, etc. Ces fils, avec d'autres, se recoupent autour de ce regret, de cet échec dont sa femme serait la cause5. Cette organisation langagière conduira Lacan à concevoir ce mécanisme d'oubli et de remémoration analytique comme apparenté à la mémoire d'une machine dans laquelle les inscriptions tournent en rond jusqu'à se recomposer et réapparaître dans les symptômes ou dans les formations de l'inconscient à partir d'un travail de cryptage. Ces constructions sont organisées en un système, celui que Saussure voyait comme fondamental pour la langue : la pure différence, un signifiant ne valant que dans sa différence avec un autre. Celle-ci peut se figurer par une série de signes + et - .

La mémoire freudienne peut alors se concevoir comme une succession de petits signes, strictement différenciés, que l'on peut noter + et -, qui tournent6. A la différence, par exemple, de ce qui apparaît dans les hypothèses touchant à l'apprentissage d'actes consciemment mé- morisés, comme dans l'édu- cation, cette mémoire, qui efface de notre souvenir ce qui ne nous plaît pas, n'empêche pas que le sujet répète inlassablement des expériences pourtant douloureuses, conformément à la structure de ses désirs inconscients, qui eux, selon Freud, sont indestructibles et persistent indéfiniment. Ainsi peuvent se comprendre des séries d'échecs amoureux répétés selon des modalités proches émaillant la vie d'un même sujet, les névroses de destinée, etc. Ce qui s'inscrit, le frayage, n'est pas un mode de réaction appris par le sujet, une habitude, quelque chose qu'il va répéter pour trouver une solution à une difficulté, à un problème rencontré dans son environnement, cette répétition se satisfait de quelque chose qui lui est inhérent et qui la fera nommer par Freud compulsion de répétition.

Dans cette perspective, ce qui se figure dans le souvenir est une recomposition de ces traces déposées, sans index temporel, à des époques différentes. Freud propose un terme pour caractériser ces souvenirs d'enfance, le souvenir-écran. Ce souvenir construit fait écran à l'histoire, il en constitue une interruption, tout en restant relié à elle, et contient un fragment de vérité car il est dans sa constitution comparable au symptôme ou à toute autre formation de l'inconscient. Sa construction obéit aux modes de déformation de ce qui passe à la conscience, il est à la fois une rupture dans l'histoire, car il apparaît comme indépassable, et, en même temps contient, de façon cryptée, les éléments de son au-delà.

L'Homme aux loups. A la différence du souvenir traumatique qui s'atteint dans la méthode cathartique, Freud découvrira avec la méthode analytique une limite à la remémoration. Il met cela en évidence à propos du cas de l'Homme aux loups7. Dans ce texte, Freud a le projet en fait de discuter Jung et de montrer qu'il y a dès l'enfance des motifs libidinaux présents et non une aspiration culturelle, qui, précocement, n'est qu'une dérivation de la curiosité sexuelle. Ce texte est en quelque sorte une mise au jour de la théorie du trauma. Il s'agit ainsi d'examiner les rapports entre le fantasme et la réalité. Dans la cure de ce patient russe, un chiffre, une lettre joue un rôle particulier. C'est le chiffre V. A cette heure-là du jour, de façon récurrente, l'Homme aux loups présenta des symptômes physiologiques quand il était enfant, mais aussi quand il aura atteint l'âge adulte. Freud suit à la trace ce chiffre dans les évocations du patient. Il le repère dans la récurrence de ces troubles et leurs dates, mais il le relève aussi dans le fait que lorsque l'Homme aux loups dessine un rêve, le rêve central de son analyse, ce rêve des loups, qui lui donnera son nom, il en annonce un nombre différent du nombre qu'il dessine qui est V. Freud retrouve aussi ce chiffre, cette lettre dans la forme d'un papillon, l'ouverture des jambes d'une femme, un lapsus où le sujet, au lieu de dire Wespe la guêpe, dit Espe le tremble. Ce qui tombe là, c'est le W, c'est-à-dire deux fois le V. Espe, c'est aussi S.P., qui sont les initiales de ce patient. Cette lettre n'a pas à être imaginarisée, elle circule dans toute la vie du patient et dans son traitement, et prend des sens et des significations différents. Elle témoigne de cette inscription littérale, d'une trace dans l'inconscient, inscription sans sens en tant que tel.

Histoire culturelle. Mais la scène traumatique n'a pas été retrouvée par le patient au cours du traitement. Freud en fait l'hypothèse, la construit sous la forme d'une scène primitive, qui aurait eu lieu quand le patient était âgé d'un an et demi. Il aurait assisté à une relation sexuelle entre ses parents. Freud discutera très longuement la question de la réalité de cette scène. La conviction de son patient concernant cette proposition que fait Freud ne lui paraît pas non plus une garantie. Mais cet événement a laissé une empreinte, que le sujet n'a pas pu articuler verbalement, à la différence d'autres souvenirs remémorés dans la cure. Freud à ce point-là proposera l'hypothèse, inspirée de Lamarck*, qu'il s'agit peut-être d'une possession héritée, d'un héritage phylogénétique. Il écrit : « Nous voyons uniquement dans la préhistoire de la névrose que l'enfant recourt à ce vécu phylogénétique là où son vécu propre ne suffit pas. Il comble les lacunes de la vérité historique par une vérité préhistorique, met l'expérience des ancêtres à la place de son expérience propre. » Cette scène, qui n'a pas été symbolisée, a pourtant laissé une trace inscrite, mais ne peut s'atteindre par la remémoration. Il faudra l'intégrer dans le temps historique du sujet pour lui donner une figurabilité. Il y a donc une limite à la remémoration due à une sorte d'entropie qui limite ce retour en arrière. La question de ces dépôts de l'histoire culturelle humaine peut se comprendre dans la manière où le système langagier du sujet, son système verbal, ne lui est pas propre. Il s'agit d'une langue dans laquelle l'histoire fait son travail, c'est là où s'inscrit le sujet. Nous naissons à la langue, dans une langue qui nous fait, nous détermine, avec ces dépôts de la mémoire qui la constituent.

Paradoxalement, Freud a pu faire l'hypothèse que l'inconscient ne connaissait pas le temps, car ce qu'il retrouvait dans l'analyse, dans les symptômes, les formations de l'inconscient n'était marqué d'aucun indice temporel, n'était pas daté. Cette mémoire freudienne est d'autant plus active qu'elle n'est pas indexée temporellement, qu'elle est oubliée. C'est même le fait que le sujet ne saisit pas qu'il agit dans l'actualité du transfert sur quelque chose qui a été mémorisé mais non indexé temporellement qui fait tout le procès de la cure analytique. Il s'agira de faire cette histoire qui ne s'est pas faite en son temps, de remanier, de restituer l'histoire qui s'est racontée pour recouvrir ces lacunes, de produire un savoir de la névrose, savoir que le sujet ne se savait pas savoir. Mais ces blancs de l'histoire sont aussi ce qui meut le sujet, son mouvement même, dans la répétition, dans la quête de retrouvailles avec ce qui a été perdu. Ainsi, l'inconscient, cette mémoire de ce qui a été oublié, est le temps même et la condition de sa conscience.

Par Alain Vanier

 

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LA MÉMOIRE 4

 

Tous les rouages de notre identité


spécial mémoire - par Martin A. Conway , Pascale Piolino dans mensuel n°432 daté juillet 2009 à la page 42 (2632 mots)
Notre mémoire est un processus dynamique. Chaque fois que nous évoquons un moment passé de notre vie, nous en reconstruisons le souvenir à partir d'éléments de natures très différentes que nous avons enregistrés.

Comment notre mémoire façonne-t-elle notre identité ? Philosophes et psychologues ont longtemps débattu de la nature de la conscience de soi et de sa relation avec la mémoire. Parmi eux, William James fut l'un des premiers, en 1890, à définir l'identité par ses liens avec la mémoire de sa propre histoire. Pour lui, sans cette capacité à remonter dans notre passé, nous ne pourrions simplement pas avoir d'identité. Aujourd'hui, on considère que c'est la mémoire autobiographique, celle des expériences et des connaissances personnelles acquises tout au long de la vie, qui fonde notre sentiment d'identité : ce que nous avons été, ce que nous sommes maintenant et ce que nous pourrions devenir. Cette mémoire est considérée comme un système mnésique uniquement humain.

Lorsqu'un souvenir autobiographique nous vient à l'esprit, tout un réseau cérébral largement distribué dans le néocortex * devient actif. Toute atteinte de ce réseau, en cas de lésions cérébrales par exemple, s'accompagne donc logiquement d'une perturbation de nos souvenirs plus ou moins importante, voire d'une absence totale de souvenirs mais aussi d'une perte d'identité. Trente ans de recherche dans ce domaine ont conduit à une conception théorique de ce système de mémoire de soi et à ses différentes propriétés.

Tout d'abord, la mémoire autobiographique n'est pas forcément exacte. Les études cognitives montrent qu'un souvenir peut être presque exact, partiellement exact, ou totalement faux. Il est toujours incomplet et fragmentaire, sans commune mesure avec d'autres formes d'enregistrements comme les vidéos, les photographies, etc.

En 1981, dans une étude devenue un cas d'école, le psychologue américain Ulrich Neisser en a fait une première démonstration. Il a comparé les souvenirs de John Dean, attaché de presse du président Richard Nixon, avec les enregistrements de leurs conversations à la Maison Blanche. John Dean était connu pour sa mémoire exceptionnelle. Or, la comparaison a révélé que, si John Dean reconstituait correctement le sens général des conversations, il n'en rendait pas le contenu précis. Dans le sillage de cette étude, de nombreux travaux ont confirmé que la mémoire humaine est particulièrement axée sur l'extraction et la mémorisation du sens général, et non sur celle des détails.

Reconstructions
Dans les années 1990, à partir de cas cliniques et de résultats d'expériences de psychologie expérimentale, l'un d'entre nous Martin Conway a proposé une nouvelle conception de la mémoire autobiographique [1] . Elle tranchait considérablement avec la vision précédente. On savait déjà que la mémoire autobiographique reposait sur deux composantes, la mémoire épisodique, c'est-à-dire celle des événements, et la mémoire sémantique, plus conceptuelle, celle des connaissances générales sur le monde et sur soi. Mais ce nouveau modèle a mis l'accent sur le fait que les souvenirs autobiographiques sont des reconstructions mentales complexes. Il stipule que la mémoire autobiographique est guidée par deux principes complémentaires : celui de correspondance et celui de cohérence [2] . Quand on reconstruit un souvenir, il doit refléter au mieux notre expérience de la réalité, c'est le principe de correspondance. Il doit aussi, selon le principe de correspondance, être en accord avec ce que nous sommes, c'est-à-dire tous nos souvenirs, nos croyances et l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes [3] .

Dans ce cadre théorique, chaque souvenir est le résultat d'un équilibre entre correspondance et cohérence, qui nourrit notre identité et permet de nous adapter au monde social. Trop de correspondance suscite l'émergence de souvenirs très détaillés et vivaces qui focalisent notre attention, et nos ressources cognitives et affectives. Par exemple, dans les cas extrêmes comme un stress post-traumatique, des détails intrusifs viennent à l'esprit et sont intensément revécus lire « Des faits qui résistent à l'oubli » p. 62. À l'inverse, trop de cohérence peut conduire à construire un passé fantasque, et donc à une identité non fondée sur les expériences vécues, voire à l'extrême à une fausse identité. Les patients schizophrènes, par exemple, ont à la fois des souvenirs qui confirment leurs délires principe de cohérence et des souvenirs qui contredisent leurs croyances principe de correspondance. Entre ces deux extrêmes, des souvenirs autobiographiques bien équilibrés participent au sentiment de bien-être et nous permettent de nous projeter dans le passé et dans le futur.

L'idée que les souvenirs autobiographiques ne sont donc pas stockés comme tels en mémoire et sont des constructions mentales est désormais de plus en plus partagée. Le processus est complexe et dynamique. Ces souvenirs sont construits à chaque rappel à partir de plusieurs types d'informations gérées par différentes régions cérébrales. C'est de cette construction qu'émerge le sentiment conscient de revivre l'événement passé.

Rappel de connaissances
Mais avant de décrire comment s'effectue ce processus de rappel, revenons sur la nature des différentes composantes sur lesquelles il s'appuie. Le fait de pouvoir se projeter dans le temps pour revivre un souvenir personnel spécifique est ce qu'Endel Tulving, de l'université de Toronto, a appelé la conscience autonoétique dans les années 1980 lire « Endel Tulving : "J'ai révélé la mémoire épisodique" », p. 88. Pour lui, c'est la pierre angulaire de la mémoire épisodique [4] . Cette expérience contraste avec d'autres états de conscience tels que le sentiment de familiarité et de savoir, dits conscience noétique, qui peuvent accompagner le rappel de connaissances autobiographiques sans souvenirs épisodiques associés. Et toujours, selon Endel Tulving, ces deux états de conscience, autonoétique et noétique, caractérisent respectivement le rappel en mémoire épisodique et en mémoire sémantique. Il a ainsi été le premier, en 1988, à distinguer les deux types d'informations auxquels la mémoire autobiographique fait appel : les souvenirs épisodiques et les connaissances conceptuelles [fig. 1] .

Schémas et périodes
Les souvenirs épisodiques lire « Comment distinguer un souvenir épisodique ? », ci-dessous sont des représentations de moments spécifiques. Par exemple : « Je me souviens du jour de mon mariage ».

Ils contiennent toujours des détails épisodiques perceptifs et sensoriels, souvent des détails visuels. Ils présentent aussi toujours un point de vue : soit celui de « l'observateur », lorsque le sujet se voit lui-même dans son souvenir : je me vois petit aller à l'école ; soit celui de « l'acteur », caractéristique des souvenirs épisodiques vivaces et détaillés, qui conserve le point de vue original de l'événement vécu : je revois mon maître me pointer du doigt en me menaçant de me punir.

Au cours des années 2000, nous avons montré que les connaissances conceptuelles, au contraire, sont constituées de schémas et de représentations génériques [5] . Les plus abstraits, les schémas, sont des idées générales sur nous-mêmes : je suis une personne persévérante, gourmande, etc. Les représentations génériques concernent de longues périodes bien définies, avec un début et une fin quand j'étais à l'université, quand je vivais à Paris, quand je travaillais dans l'entreprise « X », etc.. Elles sont reliées par thèmes de vie et non selon un ordre temporel. Nous les appelons les « périodes de vie ». Elles sont associées à un autre type de connaissances conceptuelles personnelles : les « événements généraux ». Ce sont en quelque sorte des résumés de nombreux événements spécifiques, soit étalés dans le temps mes vacances en Italie, soit répétés les week-ends pendant mon adolescence. Ils ont perdu l'inscription contextuelle de chaque événement. Par souci d'économie, on en crée une représentation schématique.

Au fil d'expériences similaires, on passe donc d'un souvenir épisodique à une connaissance conceptuelle. L'événement particulier n'est plus inscrit en tant que tel. C'est un processus de « sémantisation » : avec le temps, le sentiment de « se souvenir » devient celui de « savoir », et le point de vue d'acteur se change en point de vue d'observateur [6] . Mais malgré cette tendance à la schématisation des souvenirs épisodiques, certains d'entre eux, souvent les plus marquants du point de vue personnel, conservent leur nature épisodique.

Revenons à ce qui se passe au moment du rappel du souvenir autobiographique. Comment se construit-il à partir des différents types d'informations épisodiques ou conceptuelles ? Dans un certain contexte, un souvenir peut revenir en mémoire spontanément et involontairement. La madeleine de Proust en est l'exemple typique. Mais il s'agit la plupart du temps d'un processus stratégique : une construction contrôlée par un administrateur, une identité exécutive working self, en anglais. Autrement dit, en fonction de notre état, de notre identité à un moment donné, nous privilégions l'accès à un souvenir plutôt qu'à un autre. Ainsi, c'est cette identité exécutive qui détermine quels souvenirs vont être rappelés. Ce processus peut donner accès à des connaissances sur une période de vie quand j'étais professeur à l'université de Leeds, qui à leur tour convoquent des événements généraux les congrès internationaux, qui eux-mêmes renvoient à des détails d'événements spécifiques une rencontre marquante dans un congrès [fig. 1] .

L'identité exécutive
Le rôle de cette identité exécutive est particulièrement visible chez les personnes souffrant de dépression, qui ont ainsi bien plus de mal à se rappeler de souvenirs épisodiques positifs que des négatifs lire « La dépression nous éloigne de nous-mêmes », p. 74. Plus généralement, on observe que dans la dépression, les troubles obsessionnels compulsifs, les troubles alimentaires, et différentes pathologies cérébrales, la mémoire autobiographique est plus souvent affectée par une perte d'accès aux souvenirs épisodiques qu'aux connaissances conceptuelles [7] . Ce résultat suggère que les deux composantes de la mémoire autobiographique, même si elles sont étroitement liées, peuvent être dissociées au niveau cognitif.

Le sont-elles au niveau cérébral ? Pour le savoir, de nombreuses expériences d'imagerie fonctionnelle ont cherché à localiser les régions du cerveau activées lors de l'évocation de souvenirs autobiographiques. Au cours de ces expériences, on demande aux sujets de se remémorer des faits passés à partir de mots, de phrases ou de photos [8] . Elles montrent toutes que la mémoire autobiographique engage un réseau cérébral vaste [fig. 2] . Préférentiellement latéralisé à gauche, il comprend les régions néocorticales frontales, temporales incluant l'hippocampe, et des régions plus postérieures. Ce réseau implique des structures cérébrales médianes que l'on associe en général aux processus de référence à soi.

Afin de mieux cerner le réseau spécifiquement activé pour les souvenirs épisodiques, en collaboration avec l'équipe de Francis Eustache, à l'université de Caen, nous avons demandé à des femmes âgées de 60 à 75 ans de se rappeler des souvenirs ayant trait à cinq périodes de vie différentes : l'enfance et l'adolescence, l'âge jeune adulte, l'âge adulte, les cinq dernières années et enfin les douze derniers mois. Les résultats d'imagerie fonctionnelle ont montré que le réseau cérébral activé était le même quelle que soit la période évoquée, notamment les régions préfrontales, l'hippocampe et une zone du lobe pariétal. Elles ont aussi révélé que plus la personne revit bien son souvenir épisodique ce que l'on évalue à l'aide d'un questionnaire, plus le réseau impliqué devient bilatéral [9] .

De plus, on a découvert que la période « jeune adulte », très importante pour la construction et le maintien de l'identité personnelle, active d'autres régions cérébrales, plutôt associées au rappel de connaissances conceptuelles lobe temporal inférieur latéral gauche. En effet, d'autres études ont prouvé que l'hippocampe semble s'activer préférentiellement pour les souvenirs épisodiques alors que le lobe temporal latéral et le pôle temporal apparaissent plus dédiés aux souvenirs d'événements généraux, donc conceptuels.

Grâce à certaines techniques, il est aussi possible de suivre la séquence d'activation dans le temps pour préciser comment les différentes régions se passent le relais et la comparer au modèle cognitif. Au départ, pendant la reconstruction du souvenir processus stratégiques et accès aux connaissances conceptuelles, ce sont les régions préfrontales et temporales latérales qui sont sollicitées, puis après 10 à 20 secondes, c'est au tour de l'hippocampe et des régions postérieures d'être activées, au moment où la personne revit son souvenir. En comparant des mesures cérébrales sur le métabolisme de base réalisées lorsque la personne est au repos et les résultats de questionnaires cognitifs, nous avons ensuite confirmé ces correspondances spécifiques [fig. 3] .

Ainsi, non seulement l'existence d'un réseau cérébral commun aux différentes composantes de la mémoire autobiographique a été montrée, mais aussi celle de régions spécifiques, confirmant l'idée d'une dissociation fonctionnelle entre les aspects épisodiques et conceptuels. Le système hippocampique et postérieur pariéto-occipital serait toujours impliqué dans l'évocation de souvenirs épisodiques, plus ou moins anciens, alors que le système fronto-temporal latéral semble lié aux processus stratégiques et à l'accès aux connaissances conceptuelles.

Sentiment de familiarité
Tous ces systèmes cérébraux propres à la mémoire autobiographique ont été mis en évidence chez des sujets sains. Les travaux de neuropsychologie chez les patients ayant des lésions cérébrales sont un autre moyen de mieux les comprendre. Ces études montrent que des lésions frontales ou temporales, des lésions plus postérieures ou des lésions au niveau des connexions entre ces régions affectent effectivement la mémoire autobiographique de ces patients. Dans les cas extrêmes, ces lésions peuvent provoquer une perte totale d'identité.

Nous nous sommes aussi intéressés aux troubles de la mémoire autobiographique dans le cas de la maladie d'Alzheimer qui, au début, touche prioritairement le lobe temporal médian dont l'hippocampe et les régions postérieures et la démence frontotemporale qui touche principalement les régions frontales. Si ces patients voient leurs capacités de rappel conscient de leurs souvenirs épisodiques s'amoindrir, ils préservent relativement bien leurs connaissances conceptuelles autobiographiques et le sentiment de familiarité.

En étudiant plus précisément les mécanismes cérébraux à l'oeuvre, nous avons montré que les déficits de souvenirs épisodiques étaient principalement liés au dysfonctionnement de l'hippocampe pour la maladie d'Alzheimer et au dysfonctionnement frontal pour la démence frontotemporale. Chacun de ces dysfonctionnements provoque un mode de perturbation différent. Celui de l'hippocampe empêche la personne de revivre son souvenir, tandis que celui du lobe frontal inhibe les processus stratégiques. Ces patients pouvaient encore répondre à la question « Qui suis-je ? » Mais ils avaient de grandes difficultés à se souvenir du passé en le revivant mentalement. De façon intrigante, ils étaient souvent incapables de se projeter dans l'avenir. Selon l'étendue des troubles épisodiques, l'identité personnelle des patients était plus ou moins désincarnée, privée d'intimité.

Ainsi, l'ensemble de ces travaux, tant en neuropsychologie qu'en neuro-imagerie, plaide fortement en faveur de deux systèmes distincts dans la mémoire autobiographique et l'expérience consciente, qui peuvent être dissociés dans la pathologie mais agissent de concert dans le fonctionnement normal. Ils soulignent aussi une certaine continuité entre les capacités de projection dans le temps subjectif, qu'il s'agisse du passé ou bien du futur, ce qui se réfère directement aux propriétés de la conscience autonoétique, pierre angulaire de la mémoire épisodique.

Continuité temporelle
Cependant, nos résultats soulignent là encore que la construction de notre futur, de même que celle de notre passé, engage à foison des processus stratégiques et l'accès à des connaissances conceptuelles personnelles, à des représentations abstraites d'une identité possible, désirée, ou planifiée ce que je pourrais être, j'aimerais être ou que j'ai décidé d'être. Et si les souvenirs épisodiques sont importants pour préserver une continuité entre passé, présent, et futur et, probablement, pour entretenir notre capacité à revivre mentalement notre passé et pressentir notre futur, la plupart d'entre eux s'effacent dans la mémoire à long terme. En fait, peu de souvenirs épisodiques peuvent être rappelés au-delà d'une semaine [10] lire « Une fenêtre étroite », p. 46.

Ainsi, aussi bien le passé que le futur sont principalement construits sur des connaissances autobiographiques, et non sur des souvenirs épisodiques. Toutefois, comme nous l'avons déjà souligné, comparés à la masse de nos connaissances autobiographiques, les souvenirs épisodiques sont certes rares, mais ils sont très précieux : ils nous permettent de ressentir qui nous avons été, qui nous sommes, qui nous serons et qui nous pourrions être.

EN DEUX MOTS Il y a trente ans, on pensait que la mémoire autobiographique était uniquement la mémoire épisodique, c'est-à-dire celle des événements vécus dans notre passé. Aujourd'hui nous en avons une conception plus large : celle d'un système bien plus complexe qui fait appel à des processus stratégiques de reconstruction des souvenirs. Un système qui fait ce que nous sommes.

Par Martin A. Conway , Pascale Piolino

 

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L'ORIGINE GESTUELLE DU LANGAGE

 


L'origine gestuelle du langage


aux origines du langage - par Michael C. Corballis dans mensuel n°341 daté avril 2001 à la page 35 (3700 mots)
Le langage n'est pas apparu subitement dans l'évolution humaine : notre capacité à parler résulte de la conjonction de nombreux éléments neurologiques et anatomiques. L'universalité des langues des signes et notre propension innée à accompagner nos discours de gestes laissent penser que le geste a précédé la parole.

En 1934, alors qu'il dînait avec le philosophe Alfred North Whitehead, le psychologue béhavioriste Burrhus Skinner entreprit de lui expliquer en quoi consistait le béhaviorisme*. Prié de lancer un défi à Skinner, Whitehead énonça la phrase : « Aucun scorpion noir ne tombe sur cette table » , avant de demander à son interlocuteur de lui expliquer la raison de son choix. La réponse se fit attendre plus de vingt ans : Skinner la publia en 1957, en annexe de son ouvrage Verbal Behavior 1 . Selon lui, Whitehead avait exprimé inconsciemment sa crainte du béhaviorisme, le comparant à un scorpion noir auquel il ne permettrait pas de s'immiscer dans sa philosophie. Le lecteur sceptique est autorisé à conclure que cette explication tient plus de la psychanalyse que des principes béhavioristes.

Toujours est-il que Whitehead avait mis à profit l'une des principales caractéristiques du langage humain, qui le distingue des autres formes de communication : sa générativité. Tandis que la communication animale semble toujours limitée à un petit nombre de signaux ne concernant que des contextes bien précis, nos phrases transmettent un nombre infini de notions ou de propositions. Nous comprenons aussi instantanément des combinaisons de mots inédites. Le langage nous permet par ailleurs de nous évader du présent, en évoquant des événements qui se sont déroulés ailleurs et à un autre moment. Nous utilisons le langage pour inventer, par exemple, des événements qui ne se sont jamais produits et qui ne se produiront jamais. Cette remarquable souplesse est en partie possible grâce à une invention humaine : la grammaire, ensemble de règles récursives qui nous permettent de concevoir des phrases aussi complexes que nous le souhaitons. Selon le linguiste Noam Chomsky, cette capacité, qu'il a nommée « grammaire universelle » est exclusivement humaine, et tous les langages humains en dérivent.

Expression simpliste. Pourtant, on a réussi à enseigner des éléments de langage à des singes en captivité. Ainsi, Kanzi, jeune chimpanzé nain étudié par Sue Savage-Rumbaugh, de l'université d'Etat de Géorgie, a réussi à s'exprimer avec un semblant de langage, au moyen de symboles inscrits sur un clavier d'ordinateur, et même à comprendre des ordres oraux modérément complexes formulés en anglais2. Toutefois, les « énoncés » de Kanzi sont généralement limités à l'association de deux ou de trois symboles, et même si l'ordre de ces associations peut être original, leur complexité grammaticale ne dépasse pas celle que maîtrise un enfant de 2 ans. Or, les enfants progressent et finissent par acquérir une grammaire complexe et récursive bien plus complexe que toutes les acquisitions de Kanzi, ou de n'importe lequel de ses congénères. S'il ne fait aucun doute que Kanzi et d'autres grands singes peuvent représenter des actions et des objets du monde réel au moyen de symboles, il leur manque en revanche presque toutes les autres facultés indispensables au « vrai » langage. Comme le fait remarquer Steven Pinker, du Massachusetts Institute of Technology, les singes « n'y arrivent pas » 3 , tout simplement.

On peut donc raisonnablement imaginer que la grammaire est apparue chez les hominidés après la divergence entre ce groupe et celui qui allait évoluer vers les chimpanzés modernes. Quand ? Les avis sont partagés. Pour Derek Bickerton, de l'université d'Hawaii, par exemple, la grammaire n'a pu se former progressivement : son apparition a été un événement isolé et accidentel, intervenu tardivement dans l'évolution des hominidés, au moment où Homo Sapiens lui-même est apparu en Afrique, il y a environ 150 000 ans4. Cela expliquerait pourquoi Homo sapiens a dominé et finalement supplanté tous les autres hominidés, tels l'homme de Neandertal en Europe ou Homo erectus en Asie du Sud-Est.

En se fondant sur des restes fossiles, Philip Lieberman, de l'université Brown, soutient que les hominidés n'ont été que tardivement pourvus de l'appareil phonatoire nécessaire à la parole, et que même l'homme de Neandertal, disparu il y a seulement 30 000 ans, aurait eu des difficultés à articuler. Il affirme lui aussi5 que notre espèce s'est distinguée des autres hominidés par le langage. Quant aux linguistes qui tentent de retracer l'origine de toutes les langues modernes dans une langue originelle commune, ils supposent aussi implicitement que le langage articulé est apparu récemment, et certainement pas avant Homo sapiens .

Admettons un instant cette hypothèse d'une invention récente et exclusivement humaine du langage. Son émergence aurait-elle été préparée par l'existence, chez nos ancêtres, de cris, analogues aux cris d'alarme des singes ou aux hurlements des grands singes ? Il semble que non, en particulier à cause des natures bien distinctes du langage humain et des cris des primates : selon N. Chomsky, le langage humain n'est pas limité dans son expression de la pensée, et est indépendant d'aucun stimulus, tandis que les systèmes de communication entre les animaux comportent un nombre limité de signaux ou de « dimensions linguistiques », dont chacun est associé à une dimension non linguistique. Peter McNeilage, de l'université du Texas à Austin, fait aussi remarquer que les cris des primates constituent le message en eux-mêmes, tandis que les paroles prononcées par les humains peuvent être combinées de façon originale pour créer un message. Selon moi, les cris de nos lointains ancêtres subsistent aujourd'hui dans les cris affectifs des hommes, tels les pleurs, le rire ou les hurlements, plutôt que dans la parole.

Un mode d'expression aussi complexe que le langage humain serait donc apparu lors d'un événement unique, sorte de « Big Bang » linguistique ? C'est difficile à admettre. S. Pinker et Paul Bloom, aujourd'hui à l'université d'Arizona, pensent quant à eux que le langage humain a évolué progressivement, par sélection naturelle. Des primatologues, tel Richard W. Byrne, de l'université de Saint Andrews, en Ecosse, estiment que les grands singes possèdent des capacités cognitives nécessaires au langage, par exemple la capacité à adopter la perspective d'autrui : le développement de ces capacités aurait donc précédé de plusieurs millions d'années la divergence entre notre lignée et celle des chimpanzés. Peut-on réconcilier ces différents points de vue ?

Mon hypothèse est que le langage a émergé progressivement, et d'abord sous la forme de signes manuels : il n'est devenu verbal que récemment dans l'évolution des hominidés, peut-être au moment de l'émergence d' Homo sapiens . Cette hypothèse avait déjà été formulée au XVIIe siècle par le philosophe français Etienne Condillac, et elle a été reprise dans les années 1970 par l'anthropologue américain Gordon W. Hewes. Elle n'a toutefois pas reçu un accueil très favorable parmi les linguistes et les anthropologues, sans doute parce qu'elle met en jeu des mécanismes complexes, et que nous n'avons aucune preuve directe que l'un ou l'autre de nos ancêtres hominidé s'exprimait par gestes au lieu de parler. Toutefois, nous avons de plus en plus d'arguments en faveur de cette théorie.

Examinons d'abord l'évolution des primates. Ce sont principalement des animaux visuels : chez les hommes comme chez les singes, la vue est de loin le plus développé de tous les sens, l'ouïe comprise. Par ailleurs, sauf chez l'homme, les gestes des mains des primates sont principalement contrôlés par le cortex, alors que la vocalisation, en grande partie limitée à des sons exprimant des émotions, est contrôlée par le système sous-cortical. Les premiers hominidés auraient donc été mieux adaptés à la communication intentionnelle avec leurs mains. Cela expliquerait aussi pourquoi l'enseignement de langue des signes à des chimpanzés a eu de meilleurs résultats que les tentatives visant à leur inculquer un langage articulé semblable au nôtre. Un chimpanzé élevé par une famille d'humains a par exemple appris à articuler seulement trois ou quatre mots, alors que des gorilles tel Koko du Gorilla Institute et des chimpanzés tels Washoe et Tatu, qui se trouvent maintenant au Chimpanzee and Human Communication Institute ont appris plusieurs centaines de signes symbolisant divers objets ou actions.

Une autre capacité précurseur du langage est sans doute apparue il y a encore plus longtemps, peut-être 25 ou 30 millions d'années, chez l'un de nos ancêtres communs avec les grands singes et les singes : la réciprocité des gestes. Giacomo Rizzolatti et ses collègues de l'université de Parme ont remarqué que des neurones particuliers, localisés dans l'aire corticale prémotrice des singes, sont actifs lorsque les singes réalisent certains gestes de préhension. En outre, certains de ces neurones, que G. Rizzolatti et ses collègues ont nommés neurones miroirs, sont aussi actifs lorsque les singes observent une personne ou, probablement, un autre singe qui effectue des gestes identiques. Ces neurones sont dans une partie du cortex des singes qui semble avoir les mêmes fonctions que l'aire de Broca du cerveau humain, essentielle à la programmation du langage. L'activité des neurones miroirs a peut-être plus de liens avec des gestes d'échange de nourriture qu'avec le langage, mais G. Rizzolatti et Michael A. Arbib, de l'université de Californie du Sud, ont proposé qu'elle soit une préadaptation à l'élaboration du langage6. Ces neurones seraient peut-être aussi des précurseurs de la faculté d'adopter la perspective d'autrui, que R. Byrne et d'autres considèrent comme un préalable cognitif nécessaire au langage.

L'utilisation des mains pour communiquer est toutefois limitée chez les primates non humains, car ils les utilisent, comme leurs bras, pour leur maintien postural et leur locomotion. La plupart des primates sont en effet arboricoles, et ils s'accrochent ou se balancent de branche en branche grâce à leurs bras. Les grands singes sont plus terrestres, mais ils se déplacent à quatre pattes en terrain découvert. Quant aux chimpanzés et aux gorilles, nos plus proches parents, ils ont une forme particulière de locomotion, nommée « knuckle walking * » , où les mains s'appuient sur le dos des phalanges. En revanche, l'une des caractéristiques distinctives des hominidés est justement la bipédie. Libérés, les mains et les bras sont devenus utilisables pour de nombreuses activités, dont la communication.

Quel avantage déterminant a poussé les hominidés vers la bipédie ? La libération de leurs mains a-t-elle favorisé la manipulation d'outils ? Le transport d'objets ? La communication ?

Communication sociale. L'origine de la divergence entre les hominidés et les grands singes serait la formation de la vallée du Rift, en Afrique. La plupart des hominidés fossiles, de plus de 6 millions d'années à un peu moins de 2 millions d'années, ont été trouvés à l'est du Rift, là où les forêts ont été progressivement remplacées par des savanes, peu arborées. Dans cet environnement, les premiers hominidés auraient été particulièrement exposés aux attaques de chasseurs et de tueurs beaucoup plus spécialisés et efficaces : les ancêtres des tigres, des lions et des hyènes actuels. Cette situation aurait alors favorisé la cohésion et la coopération sociale, pour laquelle une communication efficace est indispensable.

Dans un environnement de ce type, la communication par gestes est plus efficace que la communication vocale. Tout d'abord, elle est silencieuse, et risque peu d'attirer l'attention des prédateurs ou des proies. Ensuite, elle est fondamentalement spatiale, comme la plupart des informations destinées aux congénères : la position de dangereux prédateurs, de gibier ou de carcasses à récupérer. Les habitants de la savane ont peut-être commencé à communiquer par signes en pointant simplement des directions. Du reste, les jeunes enfants apprennent à montrer du doigt très tôt dans leur développement, contrairement aux autres primates, qui ne le font jamais. Selon Merlin Donald, de l'université de Queens à Kingston, dans l'Ontario, ce tout premier type de communication était fondé sur le mime, qui met en jeu les mains et les bras, bien sûr, mais aussi tout le corps7. M. Donald considère que cette forme de communication est distincte du langage, mais je pense pour ma part que c'est un précurseur.

Quoi qu'il en soit, le langage gestuel traduit plus directement la forme réelle des choses et leur position dans l'espace. Nous avons vu que nos lointains ancêtres étaient dotés d'un contrôle fin des mouvements de leurs membres supérieurs, ainsi que de neurones miroirs, qui assurent la correspondance entre l'action manuelle et sa perception. Il semblerait donc logique qu'ils aient développé un langage gestuel plutôt que verbal pour communiquer intentionnellement.

Une origine gestuelle du langage expliquerait aussi l'un des mystères de son évolution : comment des sons ont-ils été arbitrairement associés à des objets ou à des faits ? A de rares exceptions près, des onomatopées telles que « boum » ou « crac » ou le « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » de Racine, le son d'un mot ne permet pas d'en déduire quoi que ce soit sur son sens. Les premiers mots imitaient-ils leurs référents ? C'est peu vraisemblable, notamment parce que le langage parlé est unidimensionnel, structuré uniquement dans le temps, tandis que les événements importants de notre monde se déroulent en quatre dimensions d'espace et de temps. Cette restriction ne s'applique pas aux gestes des mains : à l'origine, ils auraient copié le monde physique, puis ils seraient devenus de plus en plus abstraits, avant d'être remplacés par des sons tout aussi abstraits et arbitraires.

Autre argument à l'appui d'une origine gestuelle du langage : des gestes continuent aujourd'hui d'accompagner nos paroles. Certes, la parole contient la grammaire et une grande partie de la représentation symbolique, puisque nous pouvons comprendre un discours enregistré ou radiodiffusé sans grande perte d'informations. Toutefois, les gestes fournissent parfois des compléments d'information ou simplifient des explications. Demandez simplement à quelqu'un de vous expliquer ce qu'est une spirale, ou de vous dire de quelle taille était le poisson qu'il se vante d'avoir pêché ! Nous utilisons aussi spontanément des gestes lorsque nous tentons de communiquer avec des locuteurs étrangers.

Susan Goldin-Meadow et ses collègues de l'université de Chicago ont en outre montré que les gestes sont rapidement investis d'un rôle grammatical lorsque l'on empêche les individus de parler. Des langages gestuels ont par exemple été observés dans des communautés religieuses ayant fait voeu de silence. L'une des langues des signes actuelles les plus élaborées est celle utilisée par les aborigènes australiens, notamment pour contourner les interdictions de parler qui frappent les femmes après le décès d'un proche ou les jeunes hommes pendant leur initiation. Son existence ne prouve pas directement que le langage gestuel a précédé le langage verbal, car elle est fondée sur ce dernier, mais elle fonctionne de façon autonome et est parfaitement grammaticale. Des langages signés ont aussi été largement utilisés par les Indiens des plaines, aux Etats-Unis, où ils auraient permis la compréhension entre des tribus parlant des langues différentes. Toutefois, les langages gestuels les plus étudiés sont les langues des signes développées par les sourds. Il en existe un nombre incalculable de par le monde, et ce sont des langues à part entière, dotées de grammaires parfaitement abouties. L'émergence spontanée de ces langues confirme que la communication gestuelle est aussi « naturelle » à la condition humaine que le langage articulé. Du reste, des enfants uniquement exposés dès leur plus jeune âge à la langue des signes passent par les mêmes phases d'acquisition que les enfants qui apprennent à parler, y compris un stade de « babillage » silencieux en signes !

Signes universels. Si la notion de « grammaire universelle » de Chomsky comporte une part de vérité, elle s'applique au moins autant à la langue des signes qu'au langage articulé. S. Goldin-Meadow et Carolyn Mylander, de l'université de Chicago, ont récemment décrit huit enfants sourds, nés de parents entendants, qui avaient créé des langages signés bien plus élaborés que les gestes de base que leurs parents essayaient de leur apprendre8. Bien que quatre de ces enfants aient grandi aux Etats-Unis, et les quatre autres en Chine, ces langues des signes avaient entre elles plus de points communs qu'avec les signes utilisés par leurs parents respectifs. Ces enfants produisaient spontanément des phrases complexes exprimant plus d'une proposition, et ils ordonnaient leurs gestes de la même manière. Ils avaient aussi adopté spontanément l'ergatif, un cas grammatical qui marque le sujet des verbes transitifs et le distingue du sujet des verbes intransitifs. Par exemple, le mot « souris » est sujet intransitif dans la phrase « la souris entre dans le trou », alors qu'il est sujet transitif dans « la souris mange le fromage ». Dans une langue des signes à structure ergative, « souris » est indiqué par un signe différent dans les deux cas, ce que ne font ni l'anglais ni le chinois. De telles observations corroborent fortement l'hypothèse selon laquelle le développement du langage, verbal ou signé, a une composante innée.

La capacité innée des êtres humains à communiquer par gestes a aussi été mise en évidence dans une étude sur des aveugles de naissance. S. Goldin-Meadow et Jana Iverson, de l'université d'Indiana, ont observé douze non-voyants qui parlaient avec le même débit qu'un groupe de voyants : alors qu'ils ne pouvaient reproduire des gestes d'autres personnes, ils employaient le même type de gestes pour faire passer les mêmes informations, par exemple, la main prenant la forme d'un C incliné en l'air indiquait qu'un liquide était versé d'un récipient9. Il est déjà assez surprenant que les non-voyants fassent des gestes tout en parlant : les gestes semblent bien intimement liés avec l'acte de parler. Or, ce lien trouve son origine dans le cerveau.

Tout comme le langage verbal, la langue des signes employée par les sourds semble être principalement traitée par l'hémisphère cérébral gauche. En effet, des lésions de la région gauche du cerveau peuvent entraîner des difficultés à « signer » comparables à des troubles de la parole. Par exemple, des lésions sur la partie antérieure du cortex cérébral, dans la région de l'aire de Broca, causent des troubles dans la production des signes, alors que des lésions plus postérieures entraînent des difficultés de compréhension des signes. Helen J. Neville et ses collègues de l'université d'Oregon ont observé, en imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, l'activité cérébrale de sourds qui regardaient d'autres personnes en train de « signer »10 : non seulement les aires de Broca et de Wernicke, les deux aires impliquées dans le langage et situées dans l'hémisphère gauche du cerveau, étaient activées, mais cette activité était comparable à celle de personnes entendantes qui écoutaient des phrases articulées. L'hémisphère droit du cerveau des sourds était toutefois plus actif que celui des entendants, peut-être à cause de la composante spatiale des gestes une fonction surtout traitée par l'hémisphère droit.

L'origine gestuelle du langage expliquerait aussi le lien étroit qui existe entre la latéralisation* des membres et l'asymétrie cérébrale. En effet, presque tous les droitiers utilisent majoritairement leur hémisphère cérébral gauche pour parler. Chez les gauchers, la situation est plus confuse : 60 % environ d'entre eux utilisent surtout l'hémisphère gauche pour parler, 20 % l'hémisphère droit, et 20 % ont une représentation bilatérale dans le cerveau. Doreen Kimura, aujourd'hui à l'université Simon Frasier, a aussi remarqué que les droitiers ont tendance à accompagner leurs paroles de gestes de la main droite, alors que les gauchers utiliseraient plutôt les deux mains. Selon des modèles génétiques de latéralisation proposés indépendamment par Marian Annett, de l'université de Leicester, et Christopher McManus, de l'University College de Londres, un gène contrôlerait la dominance de l'hémisphère gauche à la fois pour la parole et pour les gestes des mains. Chez les individus dépourvus de ce gène, la latéralisation serait aléatoire, et dissociée du langage. Ce gène pourrait avoir été sélectionné au moment où la verbalisation commençait à apparaître pour accompagner les gestes de communication chez les hominidés, voire pour les remplacer.

Bien entendu, d'autres interprétations de la relation anatomique entre les gestes de la main et les aires cérébrales du traitement du langage ont été proposées. Ainsi, pour Elizabeth Bates, de l'université de Californie à San Diego, le langage est un système parasite, qui s'est greffé sur des aires cérébrales dévolues à l'origine à des fonctions plus élémentaires, et qu'elles continuent d'ailleurs d'accomplir. Cela concernerait les aires motrices du cortex frontal, ainsi que les aires sensorielles qui traitent à la fois la perception auditive et les différentes informations constitutives de ce que nous appelons le « sens ». Ainsi, le langage et les gestes sont toujours pensés et exécutés simultanément parce qu'ils sont traités par le même système nerveux. Le langage « déteint » inévitablement sur les gestes, qui n'en sont qu'un sous-produit.

De ce point de vue, les gestes de la main ne seraient que la cinquième roue du carrosse langagier. Le lecteur aura compris que, pour moi, ils sont plutôt les vestiges du « monocycle » sur lequel le langage a commencé à évoluer. La richesse des langues des signes et des gestes de la main démontre qu'ils n'ont rien d'accessoire. Les gestes ne sont pas en effet associés n'importe comment au discours, et ils peuvent faire passer des informations de façon systématique.

Paroles avantageuses. Si le langage était à l'origine gestuel, pourquoi parlons-nous ? Même si les premiers hominidés jouissaient d'une plus grande prédisposition pour la communication gestuelle, et que les signes silencieux aient eu la préférence dans la savane, le passage à la verbalisation devait présenter quelques avantages. Par exemple, les paroles se transmettent dans l'obscurité, lorsque des obstacles empêchent les interlocuteurs de se voir, ou encore sur des distances relativement grandes. Pour S. Goldin-Meadow et ses collègues, si les mains et la voix se partagent la tâche de communiquer, c'est parce qu'il est plus efficace de faire passer la grammaire via la syntaxe et de laisser le composant iconique aux mains, plutôt que de confier la syntaxe et le sens aux mains. Plus important encore, la verbalisation aurait libéré une nouvelle fois les mains de nos ancêtres, leur offrant la possibilité d'accompagner d'une démonstration leurs explications verbales de la fabrication et du maniement des outils.

Le passage du langage gestuel au langage articulé n'a certainement pas été soudain. Des grognements et des couinements ont commencé par ponctuer le premier langage gestuel, comme les gestes agrémentent aujourd'hui nos paroles - et pas seulement chez les Italiens. Mais la communication verbale aurait exigé des modifications importantes de l'appareil phonatoire, ainsi que le transfert du contrôle de la verbalisation des aires subcorticales vers les aires corticales. On peut raisonnablement supposer, avec P. Lieberman, que ces modifications n'ont pas été effectives avant une époque relativement récente de l'évolution des hominidés, peut-être seulement à l'apparition d' Homo sapiens , il y a environ 150 000 ans.

Par Michael C. Corballis

 

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